“Rien ne s’oppose à la nuit – fragments” : Elsa Lepoivre sublime le texte de Delphine de Vigan
© Brigitte Enguérand
“Ma mère est morte mais je manipule un matériau vivant.” Du superbe roman que Delphine de Vigan a écrit sur sa mère en 2011, quelques années après le suicide de cette dernière, la comédienne Elsa Lepoivre a réalisé, avec l’auteur, une adaptation sensible, précise, respectueuse, qu’elle porte sur la scène du Studio de la Comédie-Française à travers une incarnation lumineuse et forte. Une pépite.
Les mots pour le dire
Qu’on n’ait ou pas lu le best seller de Delphine de Vigan, Rien ne s’oppose à la nuit (éd. J.C. Lattès) avant de voir le spectacle n’a pas d’importance. Les uns retrouveront la saveur et l’infinie précision des mots que l’auteur utilise pour raconter les histoires partagées et racontées une nouvelle fois par chacun des membres de la fratrie familiale. Les autres découvriront, à travers le talent et l’intelligence d’une actrice, comment ces mots, ces phrases, ces silences, peuvent agir comme des météorites, dévaster pour mieux reconstituer, fragmenter pour mieux donner corps, entre la vérité et la fiction, à la vie d’une femme, d’une mère, à travers deux générations. Le défi de la comédienne Elsa Lepoivre, qui est à la base de l’adaptation et incarne la narratrice, a d’abord été d’affronter le refus de l’auteur de voir sur scène l’adaptation d’un récit familial si intime, d’exposer dans la lumières des épisodes parfois brûlants que la lecture seule peut supporter. Au terme d’un assaut passionné, de rencontres multiples et de batailles productives, stoppés par la période de confinement sanitaire, les 500 pages du roman deviennent les 50 pages d’un spectacle bouleversant mis en scène par Fabien Gorgeart.
Une vie trouée par des silences

© Brigitte Enguérand
Elsa Lepoivre, chevelure solaire, longue silhouette en jean et en baskets, effectue avec nous sa plongée dans le récit. Sa chemise est bleue comme la mer, bleue comme la peau de Lucile, la mère retrouvée sans vie un matin de janvier. À travers Elsa la comédienne, c’est Delphine la narratrice qui parle, assise devant cette table de bureau qui deviendra, par la grâce du théâtre, la table à manger autour de laquelle Lucile, sa mère, s’asseyait avec ses frères et soeurs, sous le regard appuyé, admiratif de son père. Une famille nombreuse des années 1960 traversant les Trente Glorieuses sans oublier la messe, le respect de l’autre et l’attention aux plus faibles. Lucile grandit dans une famille qui connaitra trois deuils, celui d’un enfant martyr adopté qui remplacera celui qui est tombé dans le puit, et celui de Milo, le frère le plus fragile, qui n’avait pas demandé à vivre. La mort, associée au souvenir d’un inceste qui ne sera jamais évoqué en famille, traverse donc ce récit qui chercher à élucider, comme dans un roman policier, la souffrance et la dépression de Lucile, petite fille mystérieuse au visage fermé, qui posera avec gloire pour les publicités enfantines de l’époque. A travers le jeu délicat, le visage et les mains extrêmement mobiles de la comédienne, qui mêle au texte des extraits d’interview donnés par l’auteur, le projet littéraire nous devient incarné avec une présence nouvelle, comme un miroir vivant complice tendu d’une main généreuse. Vérité et fiction s’accordent à la recherche des souvenirs, des histoires, des trous de mémoire, pour pouvoir enfin survivre, vivre sereinement et transmettre.
Hélène Kuttner
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